Le célèbre film M le Maudit1 est, de l’avis général, le chef-d’œuvre du cinéaste allemand Fritz Lang. Et l’un des meilleurs films de tous les temps.
Son intrigue est connue: au début des années 1930, un mystérieux assassin d’enfants terrorise la population d’une grande ville allemande. M le Maudit semble insaisissable et la Police, impuissante, multiplie les opérations qui désorganisent le milieu criminel. Ulcérés, les bandits, voleurs, mauvais garçons, prostituées et mendiants, bref, les bas-fonds de la ville, décident de s’associer pour mettre hors d’état de nuire M le Maudit. Ils parviennent, avant la Police, à le repérer, à s’en saisir, lui font un « procès », où ils le condamnent à mort. Mais le Commissaire Lohmann, qui a également retrouvé sa trace, survient, à la dernière minute, pour sauver, et arrêter, M le Maudit.
La chose est moins connue, mais Fritz Lang s’était inspiré, librement, d’un fait-divers qui fascinait alors l’Allemagne, et toute l’Europe : la terrifiante histoire du Vampire de Düsseldorf, de son vrai nom, Peter Kürten. A certes bien des détails près : contrairement à son alter ego cinématographique, le Vampire de Düsseldorf ne s’en prenait pas qu’à des enfants. Il commettait ses crimes avec une témérité tellement folle qu’on pouvait se demander s’il ne souhaitait pas être pris, mais ne fut pourtant pas démasqué par les efforts de la Police, et encore moins ceux de la pègre, mais par le hasard le plus complet. Mais, tout comme M le Maudit, le Vampire de Düsseldorf a plongé, pendant plus d’un an, toute une ville dans une terreur qui confinait à la psychose, voire à l’hystérie.
Né en 1883, Peter Kürten avait dix frères et sœurs et, très vite, il se révéla le vilain petit canard de sa pléthorique fratrie. A neuf ans, il avait déjà commis plusieurs petits larcins. Son père, un ouvrier métallurgiste, le corrigea brutalement, sans pouvoir l’amender. L’adolescent prit l’habitude de fuguer, de plus en plus fréquemment, de plus en plus longtemps, sans que sa famille, plutôt soulagée d’être débarrassée de lui, ne signale sa disparition à la Police.
Ce mauvais sujet alla de petit boulot en petit boulot, multiplia les vols. Les condamnations s’accumulèrent et, en 1899, à seize ans, ce multirécidiviste, écopa d’une peine de prison ferme. C’était la première fois, ce ne devait pas être la dernière.
Relâché, il reprit le cours de sa misérable vie. Kürten, avant d’avoir vingt ans, s’était découvert l’âme d’un sadique, qui aimait faire souffrir ; tant les animaux que les misérables prostituées qu’il fréquentait. Il était également pyromane. L’été, il allait par la campagne, mettre le feu aux meules de foin, voire aux granges. Tout l’excitait : les flammes qui montaient jusqu’au ciel, l’affolement de la population. Confondu parmi la foule des badauds, il jouissait, littéralement, de leur épouvante.
En 1904, l’année de ses vingt et un ans, on l’envoya faire son service militaire à Metz, à l’époque allemande. Il déserta, mais fut vite repris.
Dans l’Allemagne wilhelmienne, on ne plaisantait pas avec la désertion : Peter Kürten, condamné à sept ans de prison, ne fut libéré qu’à l’automne 1912. Beaucoup aurait été brisés par le régime sévère de la détention militaire. Mais pas lui. Habitué depuis toujours à une existence très dure, Peter Kürten s’était forgé l’âme d’un survivor. Il ne manquait pas d’autodiscipline et, contrairement à la plupart des taulards et des marginaux, Kürten mit, toute sa vie, son point d’honneur à rester propre, bien rasé et correctement vêtu. Fondamentalement un solitaire, il évitait autant qu’il pouvait le milieu des autres voleurs et des recéleurs.
Il reprit vite le cycle de ses cambriolages. Le soir du dimanche 25 mai 1913 le trouva, rodant dans les rues de Mülheim (une banlieue de Cologne) à la recherche d’un coup à faire. Il avisa le café Klein, encore éclairé ; il aperçut le patron qui faisait sa caisse, la patronne à sa vaisselle. Une porte, béante, conduisait à leur logement, et il monta l’escalier à pas de loup.
Kürten croyait le logement vide, mais il se trompait. Dans la pénombre, il commençait à ouvrir les tiroirs de la commode. Mais il se retourna brusquement : dans le lit, un enfant, la petite Christine, neuf ans, venait de se réveiller. Le cambrioleur se précipita sur elle, lui mit la main sur la bouche pour l’empêcher de crier. Et, trouvant un couteau, il l’égorgea.
Avec un parfait sang-froid, il redescendit l’escalier se retrouva sur le trottoir pour se rendre, d’un pas vif, mais sans courir, à la gare où il eut la chance de trouver un train pour Düsseldorf qui partait dans la minute.
Quand les Klein, horrifiés, découvrirent le crime, le train roulait déjà.
Kürten ne fut jamais soupçonné, d’autant que l’enquête s’orienta tout de suite dans une fausse direction. La police conclut trop vite que le crime n’avait pu être commis que par un habitué de la maison, qui en connaissait parfaitement les aîtres, ainsi que les habitudes du café Klein. Rien n’avait été volé, et l’affreux crime pouvait être une vengeance.
Or, le cafetier Peter Klein avait un jeune frère, Otto, apprenti boucher, et très mauvais sujet. Plusieurs fois, les deux frères en étaient venus aux mains, et on avait entendu Otto proférer des menaces … En outre, la petite Christine avait été égorgée « proprement », ce qui dénotait un minimum d’expérience dans le maniement du couteau.
Malgré ses dénégations furieuses, le jeune Otto fut arrêté même si, à son procès, on dut l’acquitter, faute de preuve2.
Peter Kürten, entre temps arrêté à Düsseldorf pour cambriolage, recel, vols avec violence, était retourné en prison pour huit ans, peine qu’il alla purger à Brieg3, en Silésie. S’il échappa aux combats de 14-18, Kürten eut à souffrir abominablement de la faim. La prison était surpeuplée, l’approvisionnement, lamentable. Lors de l’instruction, il raconta qu’ils étaient une vingtaine dans une chambrée de six. Quand un de leurs camarades mourrait, ils le signalaient le plus tard possible, pour pouvoir continuer à percevoir une ration de plus. Et, en huit ans, il ne reçut pas une seule visite.
En 1921, on le relâcha. Sans trop savoir quoi faire ni où aller, Kürten décida de se rendre chez l’une de ses nombreuses sœurs, Sybille, qui habitait Altenburg, en Thuringe. Celle-ci n’avait pas revu son frère depuis plus de dix ans, et ne l’accueillit pas à bras ouverts. En ces temps très durs, une bouche à nourrir supplémentaire n’était jamais la bienvenue. Et elle savait bien que son frère avait mal tourné.
Peter lui raconta sortir, non pas de prison mais d’un camp de prisonniers de guerre, en Russie. Sarcastique, sa sœur lui fit remarquer que la guerre était terminée depuis trois ans. Kürten évoqua vaguement, les troubles de la Révolution et de la Guerre Civile. Et promit de ne pas s’attarder plus de quelques mois, le temps de retrouver un travail. Sa sœur finit par accepter, sans enthousiasme.
A Altenburg, Peter Kürten fit connaissance de sa future femme, Augusta Scharf. Contrairement à lui, elle venait d’un milieu assez aisé (son père était maitre tailleur, en Silésie), et avait eu une enfance, sinon heureuse, du moins favorisée. Mais elle avait, comme lui, un passé criminel. En 1910, « Gustchen » avait tué à coups de revolver son « fiancé », qui venait de lui avouer qu’il allait se marier avec une autre qu’elle.
Les juges l’avaient condamnée à cinq ans de prison. De cette expérience malheureuse, Augusta devait conserver sa vie durant un besoin masochiste d’expiation.
Elle avait été libérée en 1915, en pleine guerre ; il fallait bien vivre. Presque tous les hommes étant au Front, les possibilités d’emploi ne manquaient pas pour les femmes, quand bien même elles avaient un casier judiciaire. Elle trouva un travail dans une sucrerie, à Altenburg, où personne ne la connaissait.
Kürten fit de brutales avances à Augusta, qui avait pourtant dépassé la quarantaine et que sa vie de labeur et de galères n’avait pas rendue particulièrement séduisante. Celle-ci expliqua plus tard s’être sentie, en même temps, rebutée et attirée par lui ; elle accepta, finalement, de l’épouser, en mars 1923.
1 Le titre original allemand est M. Eine Stadt sucht einen Mörder soit Une ville recherche un assassin.
2 Même acquitté, Otto Klein restait coupable aux yeux de l’opinion publique et, à plusieurs reprises, la Police dut le protéger de la fureur de la foule. Soucieux de se racheter, le jeune homme s’engagea volontaire, à la Déclaration de Guerre et tomba, en 1915, sur le Front Russe.
3 Comme toute la Silésie, Brieg (aujourd’hui Brzeg) est devenu polonais, en 1945.